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Présentation générale de la guérilla anglaise en Languedoc, Auvergne et Limousin (1369-1393)

 

       Ce texte vise à donner quelques éléments succincts de mes recherches actuelles sur la guérilla anglaise. Il présente les données de stratégie générale qui en constituaient le cadre et des généralités sur les compagnies irrégulières qui la menèrent.

 

Données de stratégie générale.

 

1/ Rapport de force.

 

          La guerre de Cent Ans fut essentiellement une guerre du faible au fort. En effet, le rapport de force existant entre le royaume de France et le royaume d’Angleterre était gravement défavorable au second, même augmenté du duché d’Aquitaine. En effet, le premier comptait plus de 15 millions d’habitants, soit environ 4 fois plus que son adversaire (sans compter l’Aquitaine) et disposait d’un territoire 3 fois plus grand ; son économie était globalement autosuffisante là où celle de l’Angleterre dépendait beaucoup de ses échanges commerciaux avec le continent.

 

         Sur le plan militaire, il convient, schématiquement, de distinguer 2 types de forces :

 

-En premier lieu ce que l’on peut appeler les troupes de manœuvre, c’est-à-dire les armées royales, composées de nobles devant le service d’ost à leur souverain, de contingents communaux et d'individus soldés (mercenaires ou non). Nonobstant la qualité des troupes et les tactiques employées, l’avantage numérique allait ici aussi au roi de France, dont la capacité de mobilisation était sans commune mesure avec celle de son adversaire.

 

-Ensuite les troupes sédentaires, c’est-à-dire les milices communales chargées de la défense de leurs localités, mais aussi les gardes des forteresses seigneuriales. Certes, le but premier de ces troupes n’était pas de participer aux opérations de manière active suivant la stratégie de leur souverain, mais de garder leurs villes, villages et châteaux, avec population et activités économiques, hors d’atteinte de son adversaire. Néanmoins, ce faisant, elles offraient aux troupes de manœuvre une multitude de points d’appui et de ravitaillement. Cet aspect est particulièrement important côté français, car les opérations militaires se déroulèrent essentiellement sur le territoire du royaume de France. Même s’il l’est beaucoup moins côté anglais, il n’en est pas pour autant négligeable car le duché d’Aquitaine fut la cible des opérations françaises, tout comme les possessions du Nord, à Calais et en Normandie, notamment. Il est en revanche marginal pour les localités d’Angleterre : la Manche resta tout au long du conflit un obstacle majeur empêchant les Français d’importer durablement la guerre sur le territoire insulaire. 

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2/ Stratégies initiales.

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          Pour le roi d’Angleterre Edouard III, cette situation d’infériorité générale se traduisit en un certain nombre de contraintes pour l’élaboration de sa stratégie visant à atteindre son principal but de guerre initial, à savoir obtenir la souveraineté sur le duché d’Aquitaine. La première était qu’il devait éviter la confrontation directe avec les armées royales françaises ; la seconde était qu’il ne pouvait se permettre une guerre de conquête, le nombre de places importantes à emporter pour gagner la moindre province étant beaucoup trop élevé par rapport à ses capacités. De là, les objectifs à attaquer en priorité apparurent clairement : il s’agissait de tous les territoires campagnards, ouverts et impossibles à défendre en totalité ; là se trouvait la base de l’économie française, avec la production de matières premières (agricoles, pastorales, minières, etc.) et les routes commerciales. Cette stratégie prit corps dès 1339 avec la mise en place d’armées de chevauchées : leur mission consistait à mener des raids rapides, à la direction imprévisible, en couvrant le maximum de terrain en peu de temps pour y détruire tout ce qui pouvait être détruit.

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          Face à cette stratégie agressive et dynamique, les rois de France Philippe VI puis Jean II restèrent en réaction et ne furent en aucun moment en mesure de reprendre l’initiative. Plus, ils furent sévèrement défaits à plusieurs reprises lorsqu’ils réussirent à contraindre des armées de chevauchées anglaises à combattre frontalement leur armée : celle-ci était certes nombreuse, mais son commandement était déficient, sa discipline lacunaire et ses tactiques désuètes ; cette incurie militaire aboutit au désastre de Poitiers, en 1356, où l’armée française fut étrillée et le roi Jean II fait prisonnier. Les succès anglais ne furent cependant pas uniquement militaires : les destructions des chevauchées multiplièrent les effets des épidémies de peste et de la récession économique préexistante au conflit ; elles affaiblirent aussi gravement le crédit du roi de France, dont le pouvoir était déjà mal assuré, auprès de ses sujets, tout en mettant gravement à mal la fragile cohésion de l'ensemble du royaume.

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          Le résultat de cette confrontation entre un « faible » agressif, dynamique et un « fort » sclérosé, sorte de géant aux pieds d'argile, fut logique : 4 ans après la défaite de Poitiers, le pouvoir français fut obligé de s’incliner face à son adversaire et de signer avec lui le traité de Brétigny (1360), traité par lequel il lui abandonnait non seulement la souveraineté sur l’Aquitaine, mais aussi l’annexion des provinces limitrophes, qui, en plus de territoires au nord de la Seine, représentaient le quart du royaume de France.

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3/ Stratégies à la reprise du conflit (1369).

 

          Devenu roi de France en 1364, Charles V consacra les années suivantes à remettre son royaume sur pied et à préparer la reprise du conflit pour reconquérir les provinces perdues à Brétigny. En 1369, il était prêt et relança les hostilités. Mettant en place une véritable stratégie globale, diplomatique, politique et économique, celle-ci se traduisit sur le plan militaire par une agressivité prudente, faite d’une succession d’opérations limitées mais bien préparées lui permettant de reprendre progressivement mais assez rapidement le terrain perdu 10 ans plus tôt.

          Face à lui, Edouard III ne changea pas sa stratégie, visant toujours en premier lieu à faire plier son adversaire en sapant son économie, mais désormais sur la défensive, il avait perdu l’initiative. En effet, contrairement à la période d’avant 1360, il avait maintenant un large territoire à défendre sur le continent, avec en premier lieu Calais et l’Aquitaine étendue aux provinces annexées : ses moyens limités, ses armées organisées pour les chevauchées ne lui permettaient pas de faire face aux Français sur toute l’étendue de ses frontières. Subissant la volonté de son adversaire, il se retrouva alors obligé de concentrer l’utilisation de ses troupes soldées dans la défense des zones les plus riches, laissant les autres avec de très faibles moyens et se retrouvant sans réserve de troupes de manœuvres. C’est dans ce cadre que la guérilla se fit jour en 1369.

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Généralités sur les compagnies irrégulières.

 

          Contrairement à ce que l’on a longtemps cru, l’émergence puis la longue existence souvent qualifiée d’anarchique de compagnies dites « de routiers » dans le sud du royaume de France ne fut pas le fruit du hasard et de la conjonction de facteurs divers propices au banditisme militaire. En effet, non seulement leur action fut le résultat d’une volonté politique, mais de plus elle fut tout, sauf désordonnée ; en fait, elle présentait toutes les caractéristiques d’une guérilla, ou guerre asymétrique, au sens où nous l’entendons aujourd’hui.

 

1/ Le fruit d’une volonté politique et d’une stratégie.

 

          En juin 1369, le roi d’Angleterre Edouard III et son fils le prince Edouard avaient juste assez de troupes pour protéger les provinces les plus riches d’Aquitaine (le Poitou surtout), sur son flanc nord-est. Pour le reste, non seulement le flanc sud-est (Quercy, Rouergue…) était presque à découvert, mais de plus, manquant de troupes, ils ne pouvaient porter de coup sérieux à l’économie de leur adversaire. Edouard III eut alors l’idée d’inciter toutes sortes de combattants à agir contre son adversaire sans avoir à les solder. Pour ce faire, il fallait leur donner la possibilité de s’enrichir, ou tout au moins de vivre de leurs activités guerrières ; il promulgua donc une ordonnance par laquelle il affirmait que tous ceux qui se battraient contre le roi de France pourraient se réclamer de lui ; ce faisant, il légitimait les opérations militaires de toutes sortes, avec leur corollaire de pillages, de vol et de rançon qui, sans cela, auraient relevé du droit commun. Cet aspect est essentiel ; prenons l'exemple d'un homme d’armes fait prisonnier après avoir pillé un village : il était mis à rançon s’il relevait du droit de la guerre, mais pouvait en revanche être condamné et exécuté dans le cas contraire. Par le même acte, Edouard III promettait aussi à ceux qui prendraient châteaux, villes et villages sur son adversaire, qu'il leur en légitimerait la possession une fois qu'il aurait remporté la partie.  

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         Edouard III permit ainsi à des compagnies autonomes d’irréguliers de se former et de s’implanter sur les territoires de son ennemi, du Périgord au Rouergue en passant par le Quercy et de l’Agenais au Limousin en passant par la Haute-Auvergne ; lui et ses officiers ne les laissèrent pas totalement agir à leur guise mais gardèrent la haute main sur la direction générale de leurs activités. Certes, on ne peut parler d’ordres formels et cadrés, mais des consignes générales ou précises étaient données, permettant la mise en place d’actions coordonnées sur, parfois, de grandes distances ; par exemple, au débarquement d’une armée anglaise en Bretagne pouvait être associée une grande opération des compagnies d’irréguliers en Languedoc.

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         La fin elle-même de la guérilla fut le résultat de décisions du pouvoir anglais prises au début des années 1390. Le royaume d’Angleterre, alors épuisé et n'ayant plus la capacité de l'emporter militairement, n’avait plus d’autre solution que de chercher une paix négociée avec son adversaire ; c’est dans le cadre de ces négociations que le sort des compagnies d’irréguliers fut scellé.

 

2/ Un monde structuré et cohérent.

 

        Chaque compagnie d'irréguliers était bien organisée, notamment sur les plans du commandement et de l'administration. Au-delà, le monde qu'elles constituaient n’était pas anarchique, loin de là. Issus de la société du temps, leurs capitaines étaient organisés hiérarchiquement suivant un modèle féodal ; ils coordonnaient leurs opérations sur de larges espaces, notamment en répartissant efficacement leurs zones d’action respectives. Cette organisation allait bien au-delà de l’aspect opérationnel, étant donné qu’un système judiciaire commun existait aussi.

 

3/ Une certaine excellence tactique.

 

         L’examen des opérations menées par les compagnies d’irréguliers montre qu’elles maîtrisaient totalement leur affaire : préparation des opérations, renseignement, logistique, utilisation du terrain, tout était correctement pensé. Les modes d’action étaient simples et exécutés avec une grande efficacité : raid, coup de main, embuscade. Les bandes opéraient généralement chacune de leur côté en autonomie, toutefois il pouvait arriver qu’elles se regroupent pour s’attaquer à des objectifs importants.

 

        L’expérience de leurs membres allait cependant bien au-delà de ces actions de guérilla. En effet, on les trouvait aussi de temps à autre appelés à servir, soldés, dans les armées royales anglaises pour de grandes opérations plus classiques. D'autres combattirent aussi ponctuellement en tant que mercenaires sur d'autres théâtres, en Espagne surtout.

 

4/ Des objectifs de déstabilisation économique et politique.

 

        Les opérations que menèrent les compagnies d’irréguliers se traduisirent essentiellement par des pillages, des vols et des rançons à grande échelle. Il ne faut cependant pas imaginer qu'elles agirent uniquement en utilisant la violence militaire pure pour parvenir à leurs fins : elles mirent notamment en place des dispositifs de prédation économique d’autant plus efficaces qu’ils se calquaient sur des systèmes de prélèvements fiscaux existants préalablement. Le bénéfice direct de ces actions allait d’une part aux membres des compagnies, qui trouvaient ainsi leurs moyens de subsistance, et d’autre part au pouvoir anglais dont le but était d’affaiblir économiquement son adversaire.

         

         La prégnance et la durée des opérations de guérilla pesèrent d’autant plus sur la stabilité politique des provinces méridionales que les capitaines anglais surent compromettre des décideurs locaux du parti français en jouant de leurs rivalités internes. En effet, il ne faut pas voir dans les compagnies d’irréguliers des éléments totalement « hors sol » des provinces où elles opéraient. Non seulement certains de leurs membres en étaient issus ou y avaient des relations préexistantes au conflit, mais de plus leurs chefs surent agir de manière adaptée, utilisant tour à tour la corruption, la coercition ou la persuasion, pour obtenir la collaboration involontaire de certaines autorités locales. C’est principalement cette capacité à peser sur l’unité et la cohérence du parti français dans la région qui leur permit de maintenir leur guérilla pendant une vingtaine d’années.

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Anglais ou Anglo-Gascons ?

 

        Il est devenu traditionnel d’utiliser le terme « anglo-gascon » pour désigner les armées anglaises qui, comprenant une grande partie d’individus originaires d’Aquitaine, se battirent contre le royaume de France durant la guerre de Cent Ans. Ce terme veut mettre en exergue la spécificité du duché d’Aquitaine (gascon) par rapport au royaume d’Angleterre. Or, pendant la période considérée au moins (1369-1395), il n’y a pas lieu de séparer ces deux entités : le roi d’Angleterre étant aussi duc d’Aquitaine, il exerçait cette double autorité d’une manière unique, car non seulement le duché dépendait du royaume sur le plan politique, mais de plus il y était intégré par de nombreux aspects.

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          Pour les populations de l’époque, il n’y avait d’ailleurs pas d’ambigüité à ce sujet : les Gascons des territoires soumis au roi-duc se savaient du parti anglais, tandis que les habitants des provinces voisines luttant contre eux les qualifiaient tout simplement d’Anglais. Ainsi, si « gascon » était employé pour désigner la nation, au sens médiéval, des individus, il n’avait pas de consonance politique. L’emploi du qualificatif anglo-gascon est donc totalement inapproprié pour désigner les troupes gasconnes qui se battaient pour le roi d’Angleterre, et ce d’autant plus que leur composition n’était pas à 100 % originaire d’Aquitaine. Il convient donc d’adopter le terme utilisé par ceux qui les affrontaient à l’époque et qui ne les appelaient pas autrement qu’Anglais.

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Nicolas Savy

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-La présentation du 1er volume de cette étude : les cavaliers de l'Apocalypse.

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La France après le traité de Brétigny. En rose foncé, les territoires contrôlés par Edouard III avant le traité ; en rose clair, ceux qui lui furent cédés par le roi de France lors de la signature du traité.

Source carte.

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Implantations des compagnies d'irréguliers en 1381, avec un focus sur celles de leur grand chef de l'époque, Bertrucat d'Albret. Le terme "Anglo-Gascon" utilisé pour qualifier ces irréguliers est impropre, comme je l'explique ci-dessous.

La carte provient de cet ouvrage.

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